Payer la reconstruction
Avant d’entamer les travaux de reconstruction, il faut régler la question de leur financement. La loi du 17 avril 1919, dite
« charte des sinistrés », précise l’organisation du système d’indemnisation pour les dommages mobiliers ou immobiliers.
Leur évaluation est faite par des commissions cantonales, au nombre de 36 dans la Marne en août 1919. Elles sont présidées par le juge de paix et composées de citoyens désignés par arrêté préfectoral : il s’agit souvent d’architectes, d’ingénieurs ou de commissaires-priseurs. Jusqu’en 1926, les commissions marnaises rendent 230 000 décisions.

L’indemnité est calculée sur la valeur des biens en 1914, à laquelle sont ajoutés les frais nécessaires à la reconstruction. Pour toucher ce supplément, l’administration fixe une condition obligatoire : l’utiliser pour une construction à moins de 50 kilomètres de l’immeuble endommagé, sans sortir de la zone dévastée. Une fois établie, l’évaluation peut être contestée par les sinistrés qui présentent alors leur recours devant un des 5 tribunaux des dommages de guerre du département.
Cependant, les emprunts ne suffisent pas non plus et l’État ne peut se charger seul de la réparation des dommages et de l’aide aux sinistrés. Un grand élan de solidarité prend alors le relai, venant de tous horizons : œuvres caritatives locales, comme l’association Le Retour à Reims, fondée en 1918 dans le but d’apporter son aide à la réorganisation matérielle de la ville, ou internationales, comme le Sommepy fund, créé par des Américains dès mars 1919, pour financer la reconstruction de l’école et de la mairie de Sommepy. L’aide prend différentes formes, telle celle, symbolique, du parrainage ou de l’adoption. Le canton de Bourgogne est par exemple adopté par le département du Doubs.
La reconstruction architecturale
Dès 1914, la reconstruction des cités bombardées est envisagée et suscite le débat. Certains préféreraient laisser les bâtiments en l’état, en particulier les monuments historiques, pour garder une trace éternelle de la « barbarie » allemande. La majorité, cependant, souhaite voir les villes reconstruites, pour démontrer la solidité de la France.
C’est ce qu’entérine le gouvernement dans la charte des sinistrés, qui prévoit trois types de reconstruction : une à l’identique ; une en similaire, lorsque la forme du bâtiment diffère mais que sa vocation reste la même ; une dernière où la destination de l’immeuble change également.


Afin d’alléger les démarches administratives et de diminuer les coûts, les sinistrés peuvent dès 1920 se regrouper dans des sociétés coopératives de reconstruction. Délégataires de la gestion des droits et des indemnités, elles surveillent et payent les travaux, et bénéficient d’avantages, comme l’attribution d’un fonds de roulement de l’État. En 1925, 150 coopératives sont approuvées dans la Marne, regroupant 263 communes et près de 13 000 adhérents. Elles engagent régulièrement un unique architecte pour l’ensemble des édifices de la commune, qui suivent le même plan, ou appartiennent à un catalogue. Pour gagner du temps face à la masse à reconstruire, des brochures proposent ainsi des modèles de maisons, de fermes ou de granges, en briques ou en ardoise à reproduire, dans différentes communes. Pour avoir une maison différente, certains choisissent de ne pas adhérer à la coopérative et engagent l’un des architectes agréés par le préfet.
Plusieurs architectes se distinguent particulièrement, du fait de leur implication dans des chantiers d’envergure, notamment ceux des monuments de Reims. C’est le cas d’Henri Deneux, architecte en chef des monuments historiques du secteur de Reims, en charge des chantiers de la cathédrale et de Saint-Remi, de Max Sainsaulieu, l’architecte de la bibliothèque Carnegie, d'Emile Maigrot, maître d'oeuvre des halles du Boulingrin ou encore d’Octave Gélin, architecte départemental et des monuments historiques du secteur de Châlons, en charge notamment de la mairie de Sommepy-Tahure.
Un nouvel urbanisme
Dès avant la fin de la guerre, des urbanistes envisagent les destructions comme une opportunité de réaménager et d’embellir les villes afin d’éradiquer les ruelles tortueuses et les logements insalubres.
Le 23 mai 1919, un arrêté du préfet de la Marne reprend la loi Cornudet du 14 mars 1919, instituant la planification urbaine, et dresse une liste de près de 200 communes dont les municipalités doivent présenter un projet sommaire d’aménagement, d’embellissement et d’extension.
Néanmoins, les projets ne tenant pas compte de l’ancien tracé des rues s’avèrent trop onéreux. La reconstruction de la majorité du département suit donc l’ancien parcellaire, en dehors de Reims, où de grandes artères, comme le cours Langlet, sont percées et de nouveaux quartiers créés suivant le plan de l’architecte-urbaniste américain George Ford, adopté en 1920.
Partout, les façades sont alignées, afin de faciliter la circulation ; l’adduction d’eau potable est améliorée et l’électricité remplace le gaz pour l’éclairage public. Les nouveaux logements se veulent plus confortables, respectant les règles d’hygiène diffusées par le préfet en 1922 : des pièces distinctes, comportant chacune une grande fenêtre s’ouvrant sur l’extérieur, une cuisine vaste et aérée où les aliments ne sont pas conservés, des toilettes au sein des habitations.

La construction de logements plus fonctionnels et de nouveaux quartiers repose parfois sur l’initiative d’industriels qui font ériger des cités-jardins en faveur des ouvriers, à qui ils offrent un cadre de vie sain et confortable, devant favoriser le travail.
Le renouveau urbanistique s’accompagne par ailleurs d’expérimentations artistiques : le style Art déco caractérise de nombreux bâtiments marnais, notamment à Reims, où il trouve son expression la plus aboutie.
La zone rouge
Tandis que la majorité du département est en cours de reconstruction, certaines zones restent à l’écart de ce mouvement. Trop meurtries par la guerre, les terres y sont considérées comme incultivables.
Elles se situent sur l’ancienne ligne de front, là où les combats ont fait le plus de dégâts, le long d’un axe de 90 kilomètres qui s’étire du nord-ouest au nord-est du département, à l’exclusion de la zone autour de Reims, où la valeur du sol est trop importante pour que la terre y soit abandonnée.
La loi du 17 avril 1919 prévoit que l’État se porte acquéreur des immeubles pour lesquels le montant de la remise en état du sol dépasse la valeur du terrain déprécié dans son utilisation. Il faut d’abord délimiter la zone, rapidement qualifiée de « rouge », où se situent ces biens. Dans les communes concernées par le rachat, des commissions spéciales de délimitation sont établies et réunissent un agent du service de la reconstitution foncière, un du service d’architecture, un topographe, un géomètre, un représentant de l’administration des Beaux-Arts et trois propriétaires.
Suite à ces délimitations, début 1922, la zone rouge représente 24 541 hectares de terres dans la Marne et concerne les cantons de Beine, Bourgogne, Suippes, Verzy et Ville-sur-Tourbe. Cependant, ce chiffre baisse par la suite, sous la pression des sinistrés qui en contestent l’ampleur, et du fait de remises en vente de terres par l’État.
La loi du 24 avril 1923 classe les terres appartenant à la zone rouge en deux catégories : les vestiges de guerre à conserver et les terrains à reboiser, largement majoritaires, représentant près de 21 000 hectares dans la Marne. Le camp militaire de Suippes est ensuite créé, englobant les ruines de villages disparus.
La reprise économique
La reconstruction du département ne pourrait être complète sans une reprise de l’activité économique, en particulier agricole et industrielle, qui accélère le retour à une vie normale.
Cette reconstruction économique est donc une priorité pour l’État, qui institue dès 1917 deux offices, un de reconstitution industrielle et un de reconstitution agricole, avec une antenne par département. Ces offices doivent aider les agriculteurs et les industriels à reprendre leurs activités, tandis que ces derniers ont besoin de tout : main d’œuvre, matériel, outils, bétail, semences, machines. Ils organisent les déblaiements, prêtent du matériel, aident à réparer les machines endommagées et centralisent les demandes. À partir de 1921, ce sont également eux qui se chargent de l’évaluation des dommages de guerre pour les biens industriels et agricoles.
L’accompagnement au niveau local, ainsi que la forte implication personnelle des propriétaires, permettent une reprise rapide. Certains secteurs, comme celui du bâtiment, bénéficient de la reconstruction et sont vite rétablis. Les briqueteries, tuileries, ateliers de charpentes métalliques et menuiseries, très sollicitées, voient ainsi leur activité fleurir. À l’inverse, certaines industries traditionnelles de la Marne, lourdement frappées par la guerre et moins utiles à la reconstruction immédiate, peinent davantage. L’industrie textile traverse une crise après-guerre, de même que le champagne.
Comme dans les autres secteurs, la reconstruction dans le domaine économique offre des opportunités de modernisation. Tandis que la société change et que les campagnes commencent à être abandonnées au profit de la ville, la motorisation s’y développe, remplaçant peu à peu la traction animale, malgré les réticences des cultivateurs. Les difficultés rencontrées incitent également les uns et les autres à se regrouper, au sein d’associations et de syndicats pour se faire davantage entendre, défendre leurs intérêts communs et se prêter main forte, dans un monde en pleine mutation.